Istanbul
brûle
Istanbul brûle
sous la chaleur
d’un ciel brouillé.
Je traverse l’avenue à
toute allure;
derrière moi,
le souffle grisé,
alcoolisé d’un
mutilé.
Il s’avance lentement,
faute d’une patte
perdue,
et fume à coups
rapides,
comme s’il voulait
rapetisser sa douleur
à mesure que les
cendres
se consument.
Entre ses dents,
grince une chanson
d’autrefois,
mais les paroles se dissolvent
dans ses pas de béquilles,
fermes et soudains,
telle sa fumée.
Je suis fascinée par
la mélodie
que dégage cette
personne,
et je voudrais
m’arrêter,
mais je me précipite
d’avantage,
peut-être craignais-je
son regard;
car dans ce pays,
le regard
indigne;
ce pays où je fuis le
regard
d’autrui,
ce pays c’est mon
pays.
Dans la rue, les
hommes
soufflent des
obscénités aux
Oreilles des femmes;
Peu importe qu’elles soient ou non
Voilées,
L’esprit d’une femme
Est toujours à violer.
Peu importe qu’elles aient ou non
Provoqué,
Le corps d’une femme
Est toujours à
déchiqueter,
Les membres d’une
femme
sont à mutiler;
Certains usent de
balles pour
pénétrer la femme
Mais un geste, en
vérité, un seul regard
suffisent
pour baigner de peur
le reste de leur voyage
et la honte d’être
ainsi giflées et suivies
se glisse en elles comme une morve perverse.
Quelle est cette
ville,
Et quel en est le
mélange?
Je n’y ai pas de
réponse
Car cette ville me
blesse
Et pourtant, cette
ville;
je la porte dans mes
veines,
je l’apporte avec moi
la mémoire sereine.
Mais la mémoire n’est
plus reine,
c’est la douleur
présente qui l'a conquise;
la douleur de voir
chaque jour
un peuple s’exterminer
lui-même.
Galère que d’être
jeune dans ce pays,
Galère que d’apprendre
à connaître son corps;
Les filles de primaire
se projettent déjà
en mariées,
«Maman, c’est le livre scolaire qui m’a dicté
d’ouvrir mes jambes quand Il l’aura souhaité. »
A l’école, la
maîtresse initie un nouveau jeu:
«Monsieur le Ministre vous offre un très joli
parcours, mes
petits;
Dorénavant, ne vous en souciez plus,
votre avenir réside entre nos mains.
Regardez le diagramme page 20,
votre avenir a été pile-poil tracé. »
Vos poignets ont été
pile-poil
rasés
La mariée de onze ans
s’étend sur le sol
Les têtes de ses
camarades penchées sur ses seins
La maîtresse agite la
main et les taureaux
S’élancent
Certains lui croquent
les hanches,
D’autres lui arrachent
la gorge
Enroulée de dentelle
« Il ne faut pas laver les mûres, ma fille
C’est le marchand de fruits qui me l’a dit;
Sinon le miel s’en écoule. »
Le sang de la mariée a
été recueilli
Dans un seau de plage
Peut-être s’en
servait-elle dans son enfance;
Des fourmis flottent à
sa surface,
Aplaties sur les mûres
blanches
Que la mariée a fait
tomber de
Son Panier
Il ne reste rien
d’elle à présent
Qu’un tas d’os et un
voile sur le carrelage;
Les yeux de la mariée,
Figés de douleur et
d’alarme,
Embaumés de larmes,
Sont suspendus au
plafond
Pour rappeler aux
futures héroïnes
Que les mariées, au
nom de la famille,
Sont chargées de se
martyriser auprès de leurs
Maris.
Deux ouvriers se
pointent
Brandissent en l’air
leurs pinceaux
Barbouillent les vitres des cendres de la mariée
Comme ça on n’aura
plus besoin de rideaux;
Istanbul brûle sous la
pâleur d’une nuit glacée,
Une mère pleure devant
sa poêle
Les mouettes décrivent
des cercles autour
Des rides de feu qui
ont ceinturé le Bosphore,
Et ricanent de plaisir
Sur notre sort de
mutilés,
Serviles créatures
Et martyrs dilapidés.
Yonca, Juin 2014